Paroles de lauréats : Kévin Polizzi
Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires, réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».
Aujourd’hui avec Kévin Polizzi, Directeur général de Jaguar Network, qu’il a créée en 2001 et qui est devenue une pépite de la révolution numérique (services cloud, fibre, IoT et Big data). En 2019, la société basée à Marseille rejoint le groupe Illiad. Entrepreneur passionné, Kévin Polizzi est lauréat du Choiseul 100 depuis 2017.
La crise sanitaire mondiale que nous subissons aujourd’hui bouleverse notre économie. Quelle est votre analyse de la situation actuelle ?
Contrairement à la crise financière de 2008, cette crise sanitaire du Covid-19 frappe le monde entier simultanément et la solidité des banques n’est pas aujourd’hui en première ligne. Les mesures de confinement ont un impact retentissant sur la consommation et sur l’outil de production quasiment à l’arrêt. Donc la crise sanitaire se double d’une crise économique à la fois mondiale et brutale avec une gestion différenciée selon les pays.
En France, la pandémie interroge d’abord nos méthodes de gouvernance, comme le montre l’état assez discutable de notre système sanitaire en proie à une insuffisance moyens matériels et humains dans les hôpitaux. Sur fond d’économies forcées, dictées par une seule vision comptable, sans stratégie motivée, les politiques publiques de santé n’ont pas permis de préparer notre pays à faire face à une épidémie de grande ampleur. Alors que les dépenses de santé en France sont les plus élevées d’Europe, notre système est parmi les moins performants. Comment en sommes-nous arrivés là ? La bureaucratie (34% des personnels hospitaliers n’exercent aucune tâche médicale), les rigidités administratives, le corporatisme et le syndicalisme en sont en grande partie responsables d’un système qu’il convient de réinventer collectivement. La France doit se doter d’un fond d’investissement pour les hôpitaux, géré par le public mais alimenté par les entreprises elles-mêmes parties prenantes ou non à l’écosystème de santé.
En ce qui vous concerne, comment êtes-vous impactés chez Jaguar Network ? Comment avez-vous adapté votre organisation ?
Travaillant avec des équipementiers télécoms possédant un outil de production dans le Wuhan, nous avons vu arriver très en avance la crise avec la fermeture de l’économie Chinoise dès janvier 2020. Depuis l’épidémie de grippe H1N1 en 2009 et la crise des « gilets jaunes » en 2018, nous avions adopté des processus d’urgence et anticipé la mise en place d’une organisation adaptée à la poursuite de l’exploitation de l’entreprise et de ses clients. Fournisseurs de services critiques pour les entreprises, l’Etat et les collectivités il était important pour nous de nous mobiliser pour garantir la continuité du service public.
95% des 300 salariés de Jaguar Network sont en télétravail ; seuls les techniciens des data centers, qui sont équipés et respectent des consignes particulières, se rendent physiquement sur nos sites. Durant toute cette période, ils effectuent les actes de gestion à titre gracieux afin de limiter les déplacements de nos clients sur les data centers.
De quelle manière votre entreprise s’est-elle mobilisée pour lutter contre l’épidémie ?
Lors de la bascule de la France en télétravail en moins de 48h, nous avons connu une très forte demande de mise à jour ou de création de nouveaux services. Plus de 300 entreprises nous ont demandé d’assurer la bascule de leur informatique dans le cloud pour s’adapter aux pics de charges et aux nouvelles utilisations de leurs systèmes d’information. Nous avons ainsi mobilisé un maximum de ressources pour assurer le parfait fonctionnent des services pour nos clients, entreprises et services public. Un certain nombre d’OIV (opérateur d’intérêt vital) sont des acteurs de la santé et nos services cloud permettent l’hébergement complet des données de santé, capitales dans la lutte contre le virus. Nous nous sommes retrouvés dans l’œil du cyclone, je souhaite vivement remercier le professionnalisme des équipes et l’implication personnelle de chacun dans un mouvement totalement inédit.
Voyez-vous dans cette crise, une fois qu’elle sera terminée, des opportunités nouvelles ?
Cette crise est en train de produire une accélération “forcée” de la transformation digitale. L’une des faiblesses du management français est lié à son extrême centralisation, le middle management est souvent amoindri ou dépourvu de tâches forte d’organisation et de structuration des activités. COVID19 doit permettre de faire naitre une nouvelle forme de pragmatisme liée à la confiance placée auprès de chaque collaborateur. Alors que tout le monde est mobilisé, une fois la quantité d’adrénaline amoindrie, nous devons poursuivre le mouvement de décentralisation de nos organisations, le tout appuyé par les nombreux outils collaboratifs mis en œuvre dans l’urgence.
La crise nous enseignera aussi que l’innovation constitue la clé maîtresse de la reprise. Nous devons prendre notre destin en main dans des cycles de décision toujours plus courts. Aux doutes, je préfère sincèrement l’erreur… car elle nous fait grandir, nous rend meilleur.
Sans oublier nos industries essentielles trop souvent délaissées que nous avons contribué à exporter pour des raisons plus ou moins valables. Nos industriels peuvent s’appuyer sur les savoir-faire développés en France comme l’utilisation de la robotique, des objets connectés ou encore de l’intelligence artificielle. Notre compétitivité accrue permettra la nécessaire relocalisations de certaines activités bénéficiant des nouvelles technologies et des nouveaux usages liés aux réseaux 5G.
Prenons par exemple l’impact de l’impression additive sur notre économie. La conception 3D, la réalisation et la livraison permettent en quelques heures de disposer de disposer en quelques heures à coût modéré d’un produit qu’il fallait des semaines à fabriquer auparavant, le tout en utilisant moins de matière ! C’est une révolution pour les entreprises du BTP, de la mécanique de précision et ouvre ainsi le champ des possibles pour chacun.
On parle beaucoup de résilience, de souveraineté et de secteurs stratégiques à privilégier. Est-ce selon vous crédible et, surtout, a-t-on les moyens d’une telle stratégie ?
La gouvernance des activités reste un point clé dont nous devons nous saisir avec réalité. Trop d’institutions contribuent aujourd’hui à freiner l’émergence de nouveaux acteurs leaders et motivés en Europe, or pour exister dans un monde qui se polarise à nouveau, la taille critique est un indispensable. Nous avons connu une Europe dont l’essence même de la compétition était entre les Etats, des opportunités arrivent avec chaque crise et que ce soit à l’échelle locale ou globale, il faut savoir créer, ensemble, les justes conditions du succès.
La souveraineté, c’est-à dire notre capacité de décision, et la résilience, autrement dit la préservation de nos ressources vitales, devront être les priorités de la sortie de crise. Cet agenda doit être partagé tant par les acteurs publics que les acteurs privés. Il nous faut faire émerger une gouvernance mixte et abolir tous les « establishments » qui nous condamnent à l’immobilisme.
À titre personnel je pense qu’il faut asseoir une stratégie sur une volonté clairement affirmée au national ; la FrenchTech aura permis à grand coup de communication de faire naître un écosystème unifié autour des technologies en France. Il nous faut, peut être via Choiseul, envisager de regrouper des acteurs d’horizons différents autour de projets concentrés sur des livrables, des objectifs partagés, mesurables et quantifiables. « C’est maintenant qu’il faut agir avant que le naturel revienne au galop ».