Paroles de lauréats : Cédric Arcos
Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires, réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».
Aujourd’hui avec Cédric Arcos, Directeur général adjoint de la Région Île-de-France, maître de conférence en politiques de santé à Sciences-Po. Il est également Alumni du Choiseul 100.
Comment s’organise l’action d’une grande Région comme l’Île-de-France à l’heure du confinement ?
L’Île-de-France est une terre de contraste : 12 millions d’habitants, la première région économique française, un niveau de vie élevé et dans le même temps de fortes inégalités sociales et spatiales, en particulier des inégalités marquées d’accès aux soins. Pour accompagner le développement du territoire francilien, renforcer son dynamisme et son attractivité, seul un développement harmonieux est viable, nécessitant de la part du Conseil régional, collectivité garante de la vision du long terme, une action forte pour lutter contre les fractures qui marquent la région, qu’elles soient sociales sanitaires, environnementales ou encore scolaires. C’est tout l’enjeu de la stratégie « région solidaire » déployée depuis plus de trois ans et qui vise à mettre en œuvre des politiques de nature à résorber les inégalités et à agir pour toutes les populations du territoire francilien, qu’elles soient rurales ou urbaines. La santé et la cohésion sociale sont au cœur des politiques régionales, et la crise actuelle n’a fait que confirmer la validité de ces choix et l’importance de conduire des actions transversales. En matière de santé par exemple, nous agissons déjà bien au-delà des compétences traditionnelles d’une Région avec une ligne directrice : accompagner la modernisation, soutenir les professionnels et leur activité et intervenir aux interstices auprès de ceux que l’action publique ne parvenait pas à atteindre jusqu’alors.
Forte des acquis de cette approche, la politique régionale a pris une nouvelle ampleur avec l’épidémie de COVID-19. Nos objectifs demeurent inchangés : soutenir le système de santé, accompagner les acteurs économiques, aider les plus fragiles et favoriser la transition écologique ; mais il nous a fallu revoir en profondeur nos modes d’action, nous adapter à cette crise sans précédent, repenser nos interventions et nos processus, faire preuve de réactivité, de souplesse et d’inventivité, le tout en télétravail. Aujourd’hui, 99% des agents régionaux télétravaillent, et cela a été rendu possible par un déploiement progressif de ce mode d’organisation depuis trois ans.
C’est un défi que nous avons su relever collectivement, grâce à la formidable mobilisation des équipes : chacun a développé de nouveaux métiers et mobilisé, au-delà de ses compétences professionnelles, de véritables qualités humaines et d’initiative. Je peux et veux dire la fierté que j’éprouve à leur endroit : ils incarnent le service public sur notre territoire, sa continuité mais aussi son adaptabilité. Par exemple, face à la pénurie de masques de protection, nous avons bouleversé nos compétences, en mettant sur pied une ligne d’approvisionnement directe depuis la Chine. En quelques jours, nous avons ainsi su identifier des usines fiables, validé la qualité des produits et nous avons même affrété nos propres avions pour sécuriser l’arrivée des masques jusqu’en Ile-de-France et équiper ainsi les professionnels de santé ainsi que toutes les professions essentielles à la continuité de notre économie. Cela a nécessité une énergie considérable mais chacun est aujourd’hui fier d’avoir été au rendez-vous.
Mais il faut se projeter dès maintenant dans « l’après ». Dans cette vie avec le virus. La sortie de confinement marquera le point de départ d’une nouvelle ère qui doit être pensée dès à présent. Comme au plus fort de la crise, la Région devra s’adapter, comprendre comment être utile aux franciliens, aux entreprises, aux acteurs de santé, de la culture, du sport ou encore de la solidarité. Dans ce nouveau paysage dont les contours sont encore flous, une seule certitude : le besoin de porter une vision globale et de penser le territoire et sa reprise dans toutes ses dimensions. C’est ainsi que nous avons installé tout récemment un conseil en charge de préparer le déconfinement et la reprise de l’activité. Ce conseil réunit certes des scientifiques et des médecins mais également des acteurs de l’éthique, de l’économie, du numérique, de la solidarité. Notre conviction est en effet que seule une approche commune permettra de remettre en route toute la société et de tirer les enseignements de cette crise, sans laisser les inégalités se creuser davantage.
L’Île-de-France est aujourd’hui le territoire le plus touché par l’épidémie. D’un point de vue sanitaire, quelles ont été les principales mesures mises en place ?
L’épidémie est d’une violence inouïe sur notre territoire. Elle frappe durement chaque francilien dans sa vie personnelle et professionnelle, et plus encore les soignants. Ils font preuve d’un courage et d’une abnégation sans failles, et notre intervention à leurs côtés se devait être à la hauteur. Notre ambition a donc été de soutenir les acteurs et le système de santé, par des actions inédites.
Nous sommes donc allés au plus près du terrain pour recenser les besoins. Pour cela, nous avons mis en place des lignes téléphoniques et mails dédiés et travaillé en lien étroit avec les différents acteurs, fédérations et ordres professionnels, syndicats et ARS. Toutes les remontées nous ont permis d’élaborer en urgence un plan d’action et de soutien.
En premier lieu, un fonds d’urgence de dix millions d’euros a été mis en place, destiné à accompagner l’équipement des professionnels de santé de ville pour continuer leur activité, se protéger et protéger leurs patients. Dans cette crise, l’enjeu de l’accès aux soins et de la continuité des prises en charge nous a en effet immédiatement semblé essentiel. Concrètement, nous finançons les pharmacies qui s’équipent d’hygiaphones ou encore les sages-femmes qui se sont équipées pour permettre des sorties précoces des mamans de maternité. Un autre million d’euros a été mobilisé pour financer les essais cliniques de nouveaux médicaments lancés au plan européen permettant de doubler les moyens financiers qui leur sont attribués par l’État. Dans la tourmente causée par la pénurie de masques, la Région s’est mobilisée pour acquérir plus de 30 millions de masques chirurgicaux. Pour répondre aux besoins des entreprises et des collectivités et permettre ainsi la reprise de l’activité, une centrale d’achat régionale a été mise sur pieds en quelques jours qui fournit actuellement plus de 9 millions de masques, grâce à des marchés négociés et sécurisés.
L’enjeu des ressources humaine étant central dans la réponse à l’épidémie, nous avons souhaité mobiliser les étudiants en soins infirmiers, dont la Région est en charge. Ainsi, pour que ces étudiants puissent être présents en renfort dans les services de soins, nous avons fait le choix de ne plus les payer en tant que stagiaires (200 euros mensuels) mais de les rémunérer comme de jeunes professionnels, soit entre 1 300 et 1 500 euros net mensuel. Cet effort de près de 40 millions d’euros pour deux mois a permis très concrètement de mobiliser 15 000 étudiants infirmiers qui sont intervenus en première ligne dans les services de soins mais aussi et surtout de reconnaitre leur engagement comme il se doit.
Nous avons également ouvert près de dix mille places d’hébergement au sein de nos lycées et îles de loisirs afin de loger les soignants à proximité de leurs lieux de travail ainsi que des populations vulnérables nécessitant d’être isolées. De la même manière, nous avons participé, avec l’APHP, au financement de l’application COVIDOM, permettant le suivi à domicile des patients COVID +. La desserte des hôpitaux de banlieue a été renforcée quand le reste du trafic des transports publics était réduit au moins de moitié. La Région a décidé la gratuité des navettes reliant gares et centres de soins et enfin un service de conciergerie pour les internes a été mis en place. Ce projet est piloté entièrement par la Région et il symbolise plus que nul autre l’agilité dont nous avons su faire preuve en ces temps difficiles. Alors même qu’il s’agit d’un métier à part entière, nos équipes ont su se mobiliser pour démarcher des entreprises désormais partenaires, monter une cellule d’appels et assurer la mise en relation des professionnels de santé avec les entreprises ayant accepté de les soulager d’un maximum de contraintes quotidiennes (transports, achat des denrées de base, logement. Concrètement, ce sont aujourd’hui plusieurs dizaines d’internes qui sont logés à proximité de leur lieu de travail ou disposent d’une voiture, le tout gratuitement, grâce à la Région.
Par ces actions totalement nouvelles, la Région a essayé d’être à la hauteur du moment et d’apporter tout son soutien au système de santé.
Vous êtes également en charge des politiques de solidarités. Comment la Région accompagne-t-elle les publics les plus vulnérables ?
La cohésion sociale et territoriale était déjà au cœur de nos priorités, et la crise actuelle montre combien cela était nécessaire et légitime. Le COVID-19 est en effet un terrible accélérateur des vulnérabilités puisqu’il frappe d’abord les plus fragiles et les plus précaires. La situation de la Seine Saint-Denis ne peut à cet égard que nous interpeller car ce département connait une hausse de la mortalité extrêmement élevée. Depuis plusieurs années, nous avons fait le choix d’une politique de grands partenariats afin d’amplifier l’action régionale sur les fractures, avec des associations comme la Croix-Rouge, Emmaüs France, les Restos du Cœur ou encore le Secours populaire français. Nous travaillons de concert avec elles pour mettre en œuvre des actions fortes, telles que notre soutien aux campagnes hivernales des Restos du Cœur qui s’élève depuis 2016 à 500 000 euros, ou encore l’attribution d’une aide d’urgence à la Croix-Rouge pour la création de places en abris de nuit supplémentaires. Bien sûr, la Région développe également des actions en autonomie : nous avons par exemple fondé le réseau de maisons Région solidaire, des sites d’hébergement d’urgence, de prendre soin et d’insertion des 300 sans-abris dormant dans le métro francilien.
Cette crise a plongé les plus démunis dans une situation très critique ; les liens forts que nous entretenons avec nos associations partenaires nous ont permis d’intervenir au plus vite et au plus près de ceux qui en ont le plus besoin. Nous avons ainsi mis à disposition des associations plus de 80 tonnes de denrées non utilisées par les lycées, distribué 800 000 masques chirurgicaux pour les bénévoles en première ligne, mis en place un fonds d’urgence dédié pour les associations humanitaires. Comme une marque de notre appui total, l’exécutif francilien a ainsi récemment versé 250.000 euros à Emmaüs France afin de la soutenir face à ses difficultés.
Nous constatons que la profonde déstabilisation de notre organisation sociale provoque une grande paupérisation de certains Franciliens, notamment de familles qui font face à une hausse de leurs dépenses. De nombreux franciliens sont ainsi en risque de basculer de modeste à vulnérable et nous devons agir pour limiter autant que possible cette bascule. Pour leur venir en aide, au-delà du renforcement des aides aux associations, nous avons décidé d’accorder une aide très concrète pour toutes les familles de lycéens boursiers : 109 000 familles recevront 60€ par enfant lycéen.
Plus largement, nous savons que la prise en charge de la précarité et la lutte contre la pauvreté sont des objectifs prioritaires des mois à venir. Cette crise ébranle un peu plus une cohésion sociale déjà fragile et c’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin de solidarités de proximité. Toutes les initiatives qui se sont montées pour soutenir les soignants et les associations sont d’ailleurs la démonstration de cette soif de cohésion.
Quelles leçons managériales retirez-vous de cette crise ?
Cette crise nous impose à tous une grande humilité. En tant que dirigeants, elle nous a conduit à manager dans un contexte d’incertitude exacerbée, à distance, à admettre que nous n’avons pas maintenant toutes les réponses à tous nos questionnements. Cette situation nous a également conduit à rassurer nos équipes, à les accompagner dans l’acceptation que l’après ne serait plus exactement comme l’avant et qu’il allait falloir nous adapter, y compris dans notre organisation professionnelle.
Plus globalement, nos équipes sont intervenues de manière plus transversale, en se concentrant avant tout sur le soutien et la cohésion. Cela a permis de nouvelles approches et initié de nouvelles façons de piloter les projets que nous allons nous efforcer de poursuivre dans l’avenir.
La gestion de l’épidémie révèle enfin, il me semble, l’importance de la gestion de proximité, en lien constant avec les demandes et les besoins émanant du terrain. A cet égard, je pense que les Régions ont acquis une nouvelle image dans l’opinion, qui a pu mesurer leur utilité et leur réactivité dans la crise. Ce nouveau lien devra être entretenu à l’avenir pour confirmer leur rôle central dans la conduite des politiques publiques. A l’heure où cette crise révèle le besoin d’interroger les relations entre l’Etat et ses collectivités locales, je pense qu’un nouveau chapitre devra être écrit dans lequel les forces du central et du local devront davantage s’additionner plutôt que de se concurrencer.
Les Régions me semblent constituer un échelon pertinent pour une action d’ampleur, mais aussi et surtout réactive et adaptée aux réalités de terrain, dotée d’une lame de découpe suffisamment fine pour assister de manière opportune notre système de santé et ses professionnels, l’économie et les citoyens, tout en réduisant les fractures. En somme, il y a un vrai besoin de relancer des dynamiques de territoire, à la fois proches et solidaires. Nous travaillons d’ores et déjà en ce sens, avec l’élaboration d’un plan de relance et de cohésion.
En tant qu’expert des questions de santé, à quoi devra ressembler selon vous notre système de santé post-épidémie ?
Nous traversons une crise d’une magnitude rarement connue qui, si elle montre le meilleur de notre système de santé (des professionnels mobilisés au-delà de la raison, des organisations innovantes, une capacité d’adaptation hors norme) ne doit pas faire oublier qu’elle est arrivée alors que ce même système était à bout de souffle. En chinois, crise et opportunité s’écrivent de la même manière. Il va donc falloir non pas reprendre le cours des choses tel qu’il était avant la survenue de l’épidémie mais engager une vaste refondation de notre système de santé avec pour mots clés : solidarité, territorialité et coopération.
Plus fondamentalement, l’enjeu sera de faire de la santé un nouvel enjeu de mutation de notre modèle social, en redonnant du sens à ce dernier et une finalité aux organisations. Il s’agit selon moi de refonder notre système de santé depuis les territoires et de partager avec les Français un nouveau projet positif et rassembleur.
Après-guerre, le Conseil National de la Résistance avait su rassembler les Français et faire de la santé un instrument au service de la reconstruction de la France, de sa modernisation. Des organisations, des financements, des outils ont alors été mis en place au service de ce projet majeur par lequel la santé participe de la puissance de la France. Aujourd’hui, ce Grand Projet, cette finalité semblent avoir été oubliés et les outils sont progressivement devenus des finalités : tarification à l’activité, CPTS, article 51, forfaits en tout genre et bien d’autres : le système de santé a progressivement été confisqué par les experts, générant chez les personnels une perte de sens.
Je pense donc que l’urgence est aujourd’hui de redonner au système de santé une vision et un projet politique. Ce projet doit être fondé sur la création d’un Service Public de Santé universel, qui fasse de l’alliance des professionnels de santé et du médico-social, quel que soit leur statut, le point cardinal des organisations. Il s’agirait ainsi de mettre chaque acteur, chaque organisation, au service de la réponse aux besoins de santé de la population et de faire de la nature de leur statut un point secondaire. Bien entendu, les avancées permises par cette crise que sont le virage numérique et la coopération entre les professionnels de santé devront être entretenues. Enfin, je pense que notre système de santé doit se refonder depuis les territoires : en replaçant l’Etat dans un rôle de définition de la feuille de route stratégique, de garant des équilibres et de l’équité et de préparation de l’avenir du système ; en s’appuyant davantage sur les territoires, notamment les Régions, pour coordonner et piloter les différentes politiques qui ont un impact sur la santé et améliorer ainsi l’état de santé des populations.
Cette refondation ne sera bien entendu pas possible sans une évolution profonde des rémunérations et des statuts des personnels comme des structures. Elle ne sera pas non plus possible sans une politique d’investissement en faveur de la santé et particulièrement de sa dimension numérique comme de sa dimension industrielle. Je pense notamment qu’il va falloir de toute urgence accélérer le virage numérique mais aussi reprendre le contrôle de notre destin en recréant en Europe une véritable industrie de santé autonome.
Dans ce « new deal », les femmes et les hommes qui travaillent dans le système devront être mieux considérés et faire l’objet d’un investissement d’envergure : investir sur leurs formations, sur de nouvelles répartitions des tâches et des rôles, définir de nouvelles rémunérations plus en phase avec la réalité et la complexité de leurs pratiques.