Paroles de Lauréats : Alexandre Zapolsky
Une 3ème voie numérique est en train de se matérialiser
Aujourd’hui avec Alexandre Zapolsky, fondateur et Président de Linagora. Créée en 2000, Linagora est le leader français des logiciels libres. Entrepreneur engagé, fervent défenseur d’une « 3ème voie numérique » entre la Chine et les Etats-Unis, Alexandre Zapolsky est membre du Conseil national du numérique et Alumni Choiseul 100.
Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires, réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».
Le 12 mai, l’Inria a mis en ligne une partie du code source de l’application StopCovid. En tant qu’expert des logiciels libres, que vous inspire cette démarche et plus globalement, quel regard portez-vous sur le développement de cette application ?
Beaucoup de polémiques ont déjà eu lie au sujet de StopCovid. De mon point de vue, l’enjeu essentiel de ce type d’applications, et, d’une manière générale du numérique, dans le cadre d’une pandémie d’une telle ampleur, est de savoir ce qui est préférable entre préserver des libertés réelles, comme la liberté de mouvement, et le risque – toujours possible – d’atteinte à d’autres libertés plus théoriques comme le respect à la vie privée dans le monde numérique. Je parle de liberté plus théorique car, au fond, tout le monde sait très bien, qu’à part ne pas utiliser le numérique, chacun est tracé en permanence par les grands fournisseurs de services numériques comme les GAFAM. Pour autant, et pour être clair, je pense que la défense des libertés individuelles à l’heure du numérique est un combat important, nécessaire et que je soutiens. Mais face au risque réel de nouvelle vague qui pourrait être plus facilement endiguée grâce à l’usage de l’application StopCovid, je suis pragmatique. Pour moi, notre intérêt collectif passe avant les risques supposés et théoriques liés à l’usage de ce type d’application.
Nous avons la chance de vivre dans une démocratie avec suffisamment de contre-pouvoir pour que nous puissions avoir confiance dans notre gouvernement. Arrêtons d’avoir peur et ou de jouer sur les peurs ! Il est de la responsabilité des sachants de mettre en garde, d’être vigilants mais aussi de dire quand toutes les précautions ont été prises.
Notre Secrétaire d’État au numérique, Cédric O, a mis justement en place toutes les mesures possibles pour que cette confiance puisse exister vis-à-vis de cette application. La réalisation de StopCovid a été confiée à l’INRIA, un organisme public au-dessus de tout soupçon. Surtout, son code source est placé sous une licence Open Source, il est donc entièrement accessible. Cela permet à n’importe qui, qui certes en a la compétence, de vérifier que cette application ne comporte pas de backdoor. C’est une sécurité majeure et un gage de confiance essentiel. Mais aussi le choix de l’architecture a été fait de telle manière que personne ne puisse enregistrer les données personnelles des utilisateurs. Enfin le choix a été fait d’être indépendant d’Apple et de Google pour que ces géants ne puissent justement pas collecter des données personnelles.
D’ailleurs, il est à souligner le comportement inacceptable de ces deux géants qui n’ont rien fait pour faciliter le travail des gouvernements. Ce rapport de force qu’ils ont voulu imposer à nos pays a été dénoncé cette semaine par cinq ministres du numérique Européens (France, Allemagne, Espagne, Italie, Portugal) dans une tribune publiée dans cinq grands journaux européens. Ils appellent à la création d’un cadre européen interopérabilité qui seul permettra de garantir d’être indépendants de ces géants du Net.
Voyez-vous dans cette crise mondiale des opportunités pour le développement de l’open source et des logiciels libres ? Le monde de demain sera-t-il plus coopératif ?
Oui, les opportunités sont énormes ! Cette crise a fait apparaître un besoin de numérique comme jamais auparavant. Tout le monde s’est rendu compte de l’importance d’avoir des outils numériques de qualité pour pouvoir continuer à travailler, communiquer, vivre. Dans cette immense vague de besoin, ceux qui ont en charge ce numérique, que ce soit au niveau de l’État, du secteur public ou des entreprises, les Directeurs des Systèmes d’Informations, ont tous renforcé leur confiance dans les Logiciels Libres.
Dans l’urgence beaucoup ont opté pour les solutions des GAFAM mais en même temps ils se sont rendu compte du piège qui leur était tendu. Le modèle commercial de ses acteurs, le manque de respect pour la vie privée au travers de la captation des données mais aussi les graves problèmes de sécurité comme ce fut le cas avec l’usage massif de Zoom, ont fini par les convaincre de la nécessité de développer un numérique alternatif basé sur les logiciels libres. Ce n’est pas un hasard si même Microsoft vient de reconnaître officiellement qu’il s’était totalement trompé concernant les logiciels libres !
Cela ne veut pas dire que le monde de demain ne sera construit que sur des logiciels libres, mais cela veut dire que leur place, en particuliers dans les entreprises, est dorénavant totalement acquise !
Le logiciel libre marche aussi bien que le logiciel propriétaire. Il est beaucoup moins cher à l’achat et à l’usage. Il n’enferme pas ses utilisateurs dans ses propres solutions. Il est bien plus intéropérable. Il est souvent beaucoup plus sécurisé. Seul la puissance marketing et de communication des géants de l’informatique continue à vous faire acheter leurs logiciels et services. Mais dès que vous êtes avertis, vous n’hésitez plus et vous utilisez massivement du logiciel libre. Que croyez-vous que Amazon, Facebook, Microsoft utilisent comme type de logiciels pour construire leurs propres plateformes numériques ? Du logiciel libre, bien sûr !
Au niveau des institutions publiques un énorme saut a été réalisé récemment par le Parlement européen. Il a en effet approuvé, le 15 mai 2020, en séance plénière, plusieurs rapports de décharge budgétaire qui comprennent des amendements invitant les institutions de l’UE à utiliser principalement des solutions open source. Ainsi le Parlement Européen « reconnaît la valeur ajoutée que les logiciels libres et ouverts peuvent apporter au Parlement ; souligne en particulier leur rôle dans l’amélioration de la transparence et dans la prévention des effets de blocage des fournisseurs ; reconnaît également leur potentiel en matière d’amélioration de la sécurité étant donné qu’ils permettent de relever et de corriger les faiblesses ; recommande vivement que tout logiciel développé pour l’institution soit rendu public sous licence de logiciel libre et ouvert ».Une 3ème voie numérique est en train de se matérialiser.
En effet, depuis plusieurs années, vous plaidez pour la construction d’une “troisième voie numérique” européenne, qui permette de se libérer de l’emprise des GAFAM et autres BATX chinois. Cette crise sanitaire et économique conduit-elle à une prise de conscience chez les européens ?
De mon point de vue, à l’issue de cette crise, l’idée économique la plus forte qui restera est celle de la souveraineté. Bien entendu, et avant toute chose, cela comprend le sujet de la souveraineté sanitaire. Mais le deuxième pilier qui paraît essentiel est celui de la souveraineté technologique et numérique. La prise de conscience est globale. Elle est avant tout promue par le Président de la République, Emmanuel Macron, qui ne cesse de rappeler l’importance de développer notre indépendance numérique. Il est le plus puissant soutient de cette idée qu’il est temps pour l’Europe de bâtir une 3ème voie numérique entre les modèles que nous proposent les géants américains et chinois. Cette 3ème voie se fonde sur un numérique plus éthique, plus responsable, plus inclusif. Le numérique est une chance et peut contribuer significativement à rendre nos vies meilleures mais à condition qu’il soit au service de l’homme et que cela ne soit pas l’inverse.
Cette prise de conscience de la nécessité de construire une 3ème voie numérique transcende aujourd’hui la vision des pionniers. La plupart soutiennent cette ambition que ce soit en France, en Allemagne ou bien au niveau des institutions européennes. À ce titre, l’actuel commissaire Thierry Breton, avec son passé de grand patron du numérique, est un formidable atout.
Je pense que les astres n’ont jamais été aussi alignés pour créer une grande ambition numérique à l’échelle européenne. Il reste à mettre en œuvre des grands programmes d’investissements, d’accepter d’investir massivement dans les entreprises européennes du numérique, de soutenir toute la pyramide des entreprises, les grandes, les moyennes et les petites via la commande publique, de mettre en œuvre une vraie régulation technologique pour protéger nos secteurs clefs et favoriser nos acteurs européens. Je crois qu’avec la crise, la naïveté libérale est en train de disparaître au profit du retour d’une « Europe stratège ». Rien n’est impossible. Nous avons été capables de construire l’Europe du charbon et de l’acier, l’Europe de l’Agriculture, l’Europe de l’aéronautique… Il est grand temps de bâtir l’Europe numérique !
Depuis 2019, Linagora se développe sur la marché russe est à développer un certains d’accords de partenariat avec des sociétés russes notamment dans le domaine de l’’intelligence artificielle. Afin d’affirmer la souveraineté numérique européenne, doit-on se tourner davantage vers la Russie ?
Ma conviction profonde est que cette 3ème voie numérique européenne ne pourra pas se faire sans des alliés puissants qui ont le même intérêt stratégique que le nôtre, celui d’être indépendant technologiquement des USA et de la Chine. Alors naturellement la Russie est un partenaire de choix pour construire ensemble cette ambition. Ce n’est pas le seul, d’autres grands pays partagent la même ambition, comme l’Inde, le Japon, la Corée, le Vietnam, l’Indonésie, etc… Mais des grands pays, non membre de l’Union Européenne, la Russie est le pays le plus proche culturellement et géographiquement. Par ailleurs, les russes excellent dans le numérique et surtout ils ont démontré concrètement qu’il était possible d’être un pays très moderne sans la présence forte des GAFAM. Bien entendu, cela passe notamment par une volonté politique forte, et, une régulation technologique ambitieuse au service du développement de leur propre écosystème numérique. Nous avons beaucoup à apprendre de la Russie dans ce domaine.
Je crois par ailleurs que cette 3ème voie numérique passe nécessairement par les entreprises elles-mêmes. Il est donc essentiel de développer nos relations d’affaires entre entreprises françaises et russes. C’est pourquoi j’ai fondé l’Alliance Franco-Russe pour le Numérique qui a vocation à rapprocher nos 2 écosystèmes. Cette initiative privée est soutenue par nos deux gouvernements.
Je dis à tous mes amis entrepreneurs qu’ils doivent considérer ce marché et investir en Russie et j’invite tous nos collègues russes à investir également en France. La France doit devenir pour les entrepreneurs russes leur porte d’entrée en Europe.
A ce propos aura lieu prochainement un grand évènement en ligne gratuit organisé par nos amis de Skolkovo, le grand cluster russe du numérique, pour présenter des entreprises russes à de potentiels clients et partenaires français. Nous en sommes partenaires et je vous propose d’y participer. Tous ceux qui veulent y participer sont les bienvenus.