Paroles de lauréats : David Layani
Les salariés, des entrepreneurs comme les autres ?
Aujourd’hui avec David Layani, Président-fondateur de Onepoint. Créé en 2002, ce cabinet de conseil spécialisé dans la transformation digitale des organisations compte 2300 salariés et est présent dans 8 pays. David Layani est alumni Choiseul 100.
Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires, réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».
Quels sont les priorités actuelles de vos clients ? Comment les aidez-vous à surmonter la crise ?
Leur priorité, après avoir sécurisé leurs fondamentaux (protection de la santé de leurs collaborateurs, trésorerie, processus de gestion adapté à la crise, cybersécurité renforcée, …), c’est de se projeter dans l’avenir avec une vision réajustée et des modèles de développement repensés.
Le retour sur les lieux de travail doit par exemple être l’occasion de repenser le juste usage des lieux, dans un contexte où le rapport au travail connait une transformation accélérée. Cette période impose aussi d’adapter sa marque et la raison d’être de son entreprise, et de les traduire si nécessaire dans des organisations nouvelles. Ces dernières supposent notamment une évolution du leadership, adaptée à des collectifs qui travaillent à distance et développent des modes de relation moins verticaux et plus agiles.
Cette période invite en fait à se ré-approprier le moyen-terme, c’est-à-dire l’échelle du concret, et s’atteler à rendre ce temps de pause utile. Notre priorité doit être de rattraper nos retards accumulés dans le numérique, et se doter des compétences nécessaires en termes d’IA et de cybersécurité. Je reviendrai sur ce que cela appelle.
Concernant le retour au travail, je suis convaincu que la combinaison gagnante est de l’ordre de la protection / projection. Protection, puisque nous devons assurer la sécurité de salariés qui veulent retourner au travail mais s’inquiètent légitimement pour leur santé ; projection puisque nous devons toujours avoir un temps d’avance. C’est pourquoi nous réfléchissons beaucoup à l’avenir des lieux de travail et à ce que peut être un bâtiment intelligent : peu de cloisons, beaucoup d’espaces communs et la possibilité de venir travailler quand on veut. Le bâtiment doit se penser comme un réseau social, une fabrique de liens, plutôt que comme une pyramide, à l’instar de l’organisation de l’entreprise.
La confiance est la clef de voûte d’une telle organisation. C’est pour cela que, en particulier dans des moments de crise, le leadership doit s’adapter, quitter sa zone de confort et accepter la proximité, la transparence et les mesures concrètes. Vous connaissez l’adage : acta non verba.
Fin avril Onepoint et le Crédit Agricole ont lancé la plateforme numérique COPASS, pour protéger les salariés qui reviendront sur leur lieu de travail. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Avec le Crédit Agricole, nous avons voulu trouver un outil efficace et rapide pour répondre à la peur du retour sur les lieux de travail. Cette solution, dans le strict respect des règles en vigueur (CNIL, RGPD), repose sur le consentement collectif, en particulier des partenaires sociaux et de la médecine du travail qui y sont associés.
Concrètement, COPASS est une plateforme numérique qui permettra à chaque entreprise d’adapter les conditions de travail en fonction du niveau de vulnérabilité de chacun. Cette solution personnalisée rassure et protège les salariés en prenant en considérant leurs inégalités face à la crise.
Les employés doivent compléter un questionnaire et reçoivent en échange un QR code personnel dont la couleur conditionnera leur protocole de travail : maintien du télétravail, retour sur site en horaire alterné, retour sur site mais dans une unité réduite, orientation vers un test de dépistage. La sécurité de nos salariés n’est pas une option, elle s’impose à tous.
Cela fait plusieurs années que Onepoint innove en matière d’organisation du travail et de management. De ce point de vue, quels seront les grands bouleversements provoqués par cette crise ?
Cette crise agit comme un formidable accélérateur des tendances qui lui préexistaient. Nous devons en tirer toutes les conséquences en termes de leadership et de modèle de management. Il est évident que les entreprises qui s’en sont le mieux sorties sont celles qui avaient déjà initié une réflexion sur l’organisation du travail, et cela à trois niveaux : les espaces de travail, l’évaluation du travail et le sens du travail lui-même.
Concernant les espaces de travail dont nous avons dit un mot plus haut, il s’agit, au-delà des bâtiments intelligents, de comprendre l’espace non plus seulement comme un lieu de production mais comme des espaces de rencontre, de culture et de co-création. Cette appréhension de l’espace implique de nouvelles relations entre les membres de l’entreprise, et une remise en question de la légitimité du statut, en tant que schéma figé. Bien sûr, le statut continue à exister mais les rôles des salariés circulent, et la relation avec la hiérarchie se désintermédie. De la même façon que l’on déconstruit le statutaire, il faut se débarrasser de vieilles habitudes d’évaluation. Trop longtemps, nous avons contrôlé les moyens d’accéder à un résultat au lieu du résultat lui-même. C’est une logique absurde. L’autonomie du salarié est un pari sur lequel il faut miser : les résultats viendront d’eux-mêmes, si la confiance est réelle. Ainsi, le sens du travail s’en trouve grandi et les salariés deviennent, en quelque sorte, les entrepreneurs de leur propre vie.
Quels grands bouleversements la crise peut-elle impliquer à une échelle nationale ?
Pour la première fois, nous avons un moment unique de rattraper ce retard en accélérant les transformations longtemps ralenties par la rigidité de nos organisations. En France, notre retard est patent dans différents domaines : l’agilisation de nos organisations et la numérisation de nos activités, en particulier.
Deux transformations s’imposent en priorité. D’une part, mettre fin à « l’illectronisme » qui concerne le quart de la population française, en formant les forces vives de ce pays aux bases de l’IA et de la cybersécurité (je pense notamment aux gestes barrières nécessaires pour lutter contre les risques de virus numériques). Nous pouvons ainsi aider la France à se réapproprier les territoires hautement stratégiques de l’intelligence artificielle et de la sécurité numérique, sur lesquels d’autres ont su prendre des positions fortes. L’État a consenti un effort considérable pour amortir l’impact de ce formidable choc économique en finançant le chômage partiel de plus de 11 millions de personnes, soit plus de la moitié des salariés du secteur privé. Nous avons assumé une partie de l’effort en proposant aux salariés de s’engager dans ce programme de formation et aux entreprises de fournir le matériel nécessaire (PC, connexion) à l’apprentissage à distance. Aujourd’hui, 20% des salariés de Onepoint suivent déjà ces parcours de formation.
D’autre part, il est grand temps d’aller jusqu’au bout de la « mue numérique » des acteurs publics, pour aller vers plus d’efficacité et de proximité avec les citoyens. La crise actuelle est un cruel révélateur des lacunes et des insuffisances (des acteurs publics sont à l’arrêt, d’autres peinent à fonctionner à distance…). Les attentes du citoyen, en termes de simplification et de dématérialisation des procédures, sont considérables et sont encore trop souvent déçues. Lorsqu’il interagit avec les services publics, il attend une qualité d’expérience digitale similaire à celle offerte par les acteurs privés. Il appartient à l’ensemble des acteurs de la sphère publique d’offrir au citoyen des expériences aussi fluides. La plateformisation globale des services impose à l’Etat de s’inscrire dans ce mouvement de transformation et de devenir lui-même un Etat-plateforme.
Cette crise devrait accélérer la digitalisation de nos entreprises mais également de notre société dans son ensemble. Comment cette digitalisation peut-elle se traduire concrètement ?
Le numérique est une réponse très concrète à la nécessité de mieux répondre à trois besoins vitaux : la santé, la justice et l’éducation. La crise a montré que le numérique seul semblait voler à notre secours pour tisser et consolider le lien social, fluidifier la chaîne entre hôpitaux publics et cliniques, entre médecine de ville et hôpitaux, entre patients et personnels médicaux, assurer la continuité de l’enseignement pour nos enfants et faire vivre la justice.
Prenez la justice. La dématérialisation des procédures, la possibilité de saisir la justice en ligne et d’assurer numériquement un certain nombre de démarches permettra de faciliter l’accès à la justice, d’augmenter la transparence des décisions. Elle permettra aussi de fournir des bases de données pour accompagner la décision du juge, en s’appuyant sur de l’IA, et de pallier la lenteur de l’institution juridique. De la même façon, le confinement a montré l’utilité majeure du numérique au profit des enfants : il a rendu possible une certaine continuité de l’école et de l’apprentissage. Nous en tirerons sûrement des leçons pour l’avenir de l’éducation.
Vous l’aurez compris, je suis de ceux qui pensent que le numérique est un vecteur de progrès au service de l’humain, sous réserve que l’on maîtrise collectivement les « humanités numériques » et que nous restions vigilants quant à un usage éthique de ce formidable levier de transformation.