Paroles de lauréats : Fabrice Le Saché
Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires, réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».
Aujourd’hui avec Fabrice Le Saché, serial entrepreneur et fondateur d’Aera group, leader de la finance carbone en Afrique. Depuis 2019, il est vice-président et porte-parole du Medef. Fabrice Le Saché est lauréat du Choiseul 100.
Quelle analyse faites-vous de la crise sanitaire actuelle ? Quelles en seront les conséquences pour la France ?
L’analyse de la crise à chaud est complexe car nous ne disposons pas du recul nécessaire pour en saisir toute l’étendue et nous n’en connaissons pas encore toute la possible intensité. L’évolution de la réalité sanitaire est la principale variable susceptible d’aggraver ou d’atténuer les divers impacts sur nos vies. Celle-ci commande humilité dans les prévisions et projections qui fluctuent au gré de nombreux paramètres : succès ou insuccès des traitements thérapeutiques, découverte plus ou moins rapide d’un vaccin, immunité éventuelle des personnes touchées, mutation du virus au fil du temps, capacité à disposer d’une logistique d’identification des cas, de confinements ciblés, d’équipements sanitaires pour maîtriser la propagation, de systèmes de santé adaptés pour parer à d’éventuels pics successifs.
C’est une véritable vie économique et sociale sous COVID qu’il conviendra d’organiser dans les prochains mois. Quelle que soit l’hypothèse nous savons que nous devrons vivre avec cette menace et il faut donc investir, dès à présent, en conséquence. Rappelons-nous que le COVID19 est le dernier avatar d’une succession de pandémies récentes. Le risque était donc identifié mais collectivement sous-estimé, notamment en Europe où nous avons été plutôt épargnés dans la décennie écoulée. Au regard des dégâts humains et matériels de la crise actuelle une nouvelle approche est impérative pour éviter les prochains chocs.
Il faudra s’interroger sur la gouvernance et l’efficience de l’OMS, sur la transparence des Etats et le partage d’informations en temps réel, sur la mutualisation des moyens de recherche et la collaboration public/privé, sur les constitutions de stocks de matériel, sur l’appui des technologies, entre autres.
Les entreprises ont démontré une très grande solidarité. Quels sont les exemples qui vous ont le plus touché ?
La réorganisation très rapide des outils productifs de centaines de PMEs dans l’industrie textile pour répondre aux besoins en masques. Ces couturières et ces chefs d’entreprises qui, en quelques jours, ont proposé des idées, développé et homologué des modèles, puis produit, sont l’incarnation du meilleur de la France. Cette industrie du textile qu’on disait morte il y a quelques années est toujours là. Elle vit. Le textile porte un savoir faire et un art de vivre français. Perdre ces usines est dramatique d’un point de vue de l’emploi mais également d’un point de vue symbolique.
Nous ne sommes pas condamné à construire une image de marque française sur des productions de textiles asiatiques ! À Troyes, une ville qui m’est chère, des milliers d’emplois ont été détruits dans la bonneterie. Ces fermetures ont été un calvaire. Des années pour surmonter le marasme. Quel bonheur de voir Lacoste, Petit Bateau, Le Coq Sportif, Doré Doré qui continuent leurs activités dans l’Aube. Il faut donner les moyens à ces entreprises d’innover et de réussir le virage de la transition écologique. Le produire en France est plus cher et chaque consommateur a des emplois au bout de ses mains. Pour la première fois en 30 ans, l’industrie textile a eu un solde net d’emplois en 2018.
Aera Group est un spécialiste des projets crédit carbone. À-t-elle été impacté par la crise ? Comment vous projetez-vous dans l’après crise ? Votre business model sera-t-il durablement transformé ?
Comme de nombreuses entreprises, la crise nous a touchés. Nous avons du réviser notre objectif de chiffre d’affaires pour cette cinquième année d’activité. Nous prévoyons désormais d’atteindre 5,5 millions d’euros en 2020 au lieu de 7 millions d’euros initialement envisagés. Notre activité consiste à valoriser financièrement des réductions d’émissions CO². Une partie de nos acheteurs, les compagnies aériennes par exemple, sont dans une situation dramatique et reportent ou annulent des contrats.
Voyez-vous dans cette crise, une fois qu’elle sera terminée, des opportunités nouvelles pour votre groupe ?
La lutte contre le changement climatique va devenir un axe central de nos économies. L’achat de crédits carbone deviendra un standard pour contribuer à financer des projets qui réduisent les émissions CO² dans les pays les plus pauvres. Notre portefeuille de 50 projets dans 20 pays africains évitent près de 3 millions de tonnes de CO² équivalent par an !
Selon vous, quels changements majeurs caractériseront le “monde d’après”
Beaucoup d’observateurs ont exprimé l’idée selon laquelle le monde de « demain » serait absolument différent de celui d’ « hier ». Tout dépend de ce que l’on entend par différent. Si il s’agit de l’accélération des bascules environnementales et sociales, j’en suis convaincu. Ces interrogations qui préexistaient à la crise en seront renforcées. A cet égard, l’ombre grandissante du réchauffement planétaire projette les effets d’un COVID puissance 1000 sans retour en arrière ni vaccin possibles. La biodiversité est, elle aussi, une catastrophe annoncée pour la chaîne du vivant. Agir mollement ou à pas comptés serait succomber par incurie. La force de nos idées, de nos économies et des talents humains doit être toute tendue à la réussite de la transition écologique. Le scénario du COVID a démontré que l’impossible est toujours voué à s’échouer sur la réalité. Changeons donc de cap et passons à la vitesse supérieure !
De cette première idée découle que nous ne puissions plus être décemment soumis à une concurrence internationale sans règles cohérentes. Importer des biens que nous nous interdisons de produire ? Étendre des chaînes de valeur dans de multiples pays ? Rémunérer au même niveau des produits ou services à impact positif ou négatif ? Un défi au bon sens. Il faut assumer les choix du modèle européen, notamment en matière environnementale. Il faut réveiller la conscience industrielle et technologique européenne. Être libre, c’est un combat. Nos relations commerciales devraient clairement s’y attacher. Une taxe carbone aux frontière européennes serait à ce titre une avancée concrète tout comme la relocalisation d’un certain nombre de productions stratégiques assurant notre indépendance et liberté de choix. L’autonomie stratégique est vitale au sens propre. L’accélération d’un duopole technologique et industriel sino-américain ne peut laisser l’Europe indifférente.
L’intégration économique européenne est la seule réponse d’envergure possible. Je crois par ailleurs qu’elle correspond à une nouvelle phase de la mondialisation qui tendra à une régionalisation accrue des flux, au sein d’espaces plus homogènes. La coopération internationale n’en sera pas moins nécessaire. Aucun défi du siècle (climat, pandémie, technologies, terrorisme,..) ne peut être pleinement ou efficacement traité par des Etats seuls : la coopération, qu’elle qu’en soit l’habillage, sera le facteur clé de réussite.